Le Cri de la mouette
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Ce n'est pas le genre de livre dont vous aurez besoin au concours, que ce soit à l'oral comme à l'écrit. En revanche, il vous sera utile pour après. On va dire, pour votre culture g de futur(e)s orthophonistes. Ce livre a été une grande claque dans ma petite tête d'étudiante. J'espère qu'il ne vous laissera pas indifférents, et surtout qu'il saura vous aider à faire la part des choses et à ne pas voir tout noir ou tout blanc...!
Pourquoi pense-t-on que notre idéal est universel?
Pourquoi vit-on la différence comme quelque chose d'insupportable, qu'il faut à tout prix effacer?
J'ai toujours pensé qu'il devait être terrible pour quelqu'un de naître aveugle ou sourd. C'était pour moi une source de solitude, d'inadaptation et de grandes difficultés sociales.
Moi, voyante et entendante, je ne pouvais pas imaginer qu'on puisse ne pas percevoir les couleurs, ne jamais assister à un coucher de soleil, ne jamais entendre le bruissement des feuilles entraînées par le vent, la descente joyeuse de l'eau dans un torrent...
Sans véritablement savoir ce qu'était l'implant cochléaire, j'étais déjà 100% pour: oui, les sourds « ont le droit » d'entendre, et c'était une découverte sensationnelle, pour moi. Permettre l'impossible: entendre, communiquer, rien n'est irréversible!
Et je m'apprêtais, en tant que future orthophoniste, à encourager les parents dans cette voie. Tout faire pour que les sourds entrent dans la communication, ou plutôt, dans MA communication.
Je suis tombée de haut, en lisant ce livre, cette histoire vraie.
Le bébé apprend à parler à force d'entendre ses parents le faire. L'enfant ramasse le jouet parce qu'il l'a entendu tomber. L'enfant entend sa mère chantonner derrière lui; il sait qu'elle est là, il se sent bien.
Le bébé sourd est seul dès que son regard ne peut plus suivre celui de sa mère. Il ne voit que des lèvres qui bougent, des expressions qui changent. Comment apprendre à communiquer?
Apprendre à parler pour l'enfant sourd, c'est comme essayer de deviner la couleur de nos yeux sans s'être jamais regardé dans un miroir: aucun retour.
Puis-je oser dire qu'imposer le langage oral aux sourds va... contre nature?
Pourriez-vous dire, un jour, à un étranger que désormais, il ne pensera et ne s'exprimera plus qu'en français; qu'il doit abandonner sa langue maternelle?
Vous me répondrez qu'un enfant qui naît sourd n'a pas d'autre langue maternelle que la langue parlée par ses parents. C'est donc le français parlé qu'il devrait acquérir, normalement.
Aujourd'hui, je n'en suis plus si sûre.
Emmanuelle Laborit était sourde profonde à la naissance. Elle a été suivie par des orthophonistes dès son plus jeune âge et familiarisée très tôt à la langue, à l'oralisation. Pourtant, c'est seulement à l'âge de sept ans qu'elle a réellement commencé à vivre: lorsqu'elle a découvert la langue des signes (LSF). Au contact d'autres sourds, Emmanuelle a compris qu'elle n'était pas seule et qu'elle n'allait mourir. Oui, mourir, parce qu'elle ne connaissait pas d'adultes sourds, avant: les enfants sourds mouraient jeunes, pensait-elle.
Et combien d'autres angoisses?
Le cri de la mouette, c'est le désespoir d'Emmanuelle. La petite fille qui voulait parler, qui voulait s'entendre, et qui avait beau crier, rien ne lui revenait. Le cri pour couvrir la distance de l'enfant à ses parents, pour couvrir la différence.
Il a fallu la langue des signes pour qu'Emmanuelle soit. Pour qu'elle se sente vivre, exister. Pour entrer dans une véritable communication avec les autres, avec son père. Pour comprendre.
Pour les sourds, le geste est libérateur. De la même manière que nous avons besoin de parler, pour nous débarrasser de nos angoisses, exprimer nos colères, faire éclater notre joie, les sourds ont besoin de bouger, de... gesticuler!
Notre facilité est le langage oral. Quelle n'est pas notre frustration lorsqu'on se retrouve en pays étranger, perdu, incapable de demander notre chemin à quelqu'un. N'est-ce pas cela que vivent les sourds, au jour le jour, forcés d'employer une langue qu'ils n'entendent ni ne comprennent, une langue qui les fatigue?
Qui est inadapté? La société ou les sourds? De quelle norme doit-on parler? Quelle communication est normale? Comment nous, entendants, pouvons-nous juger de ce qui est « bien » pour les non-entendants?
Pour Emmanuelle Laborit, le fait de ne pas entendre n'est pas un problème: on ne manque pas de ce qu'on ne connaît pas.
Je pense que ce livre est enrichissant. D'abord parce qu'il nous apporte un autre point de vue, ensuite, parce qu'il nous permet de vivre la différence, l'espace de quelque 200 pages, cette même différence à laquelle la société est si hostile. Le quotidien d'une femme qui s'est battue pour s'intégrer et qui y a brillamment réussi.
Je ne vous en dirai pas davantage au sujet du livre, mais je vous encourage à le lire. Je ne suis pas là pour faire l'apologie de la langue des signes, mais pour vous faire partager un témoignage qui a gravement ébranlé certaines de mes convictions.
Je vous laisse, avec deux questions:
La LSF est-elle réellement une source de discrimination, de séparation? Posséder la LSF en complément de la langue parlée ne serait pas plutôt une chance d'intégration? Une clé? Si pour les sourds, cette langue était le moyen de comprendre le monde, de se faire une place, de s'exprimer? J'apprends, en cours, cette année, que l'acquisition du langage, c'est la prise de possession de sa place, par l'enfant, l'affirmation de soi. Un enfant sourd ne pourra jamais considérer une langue qu'il n'entend pas ou plutôt, qu'il ne ressent pas, comme SA langue! Dès lors, comment se faire une place, comment s'épanouir?